Les députés tirent la sonnette d’alarme. Un rapport parlementaire, publié ce mercredi 24 janvier, rappelle qu’en début de CE1, 47% des élèves n’atteignent pas le seuil des 50 mots par minute - l’objectif attendu en fin de CP -, selon les évaluations nationales de 2021. Plus grave, parmi les Français âgés de 16 à 24 ans, un jeune sur cinq n’est pas «efficace» en lecture, selon les tests de la Journée défense et citoyenneté (JDC) de 2022. Une situation jugée «consternante» par les parlementaires, qui espéraient par ailleurs une «parole politique forte» de la part de Gabriel Attal, ex-ministre de l’Éducation nationale et désormais Premier ministre.
Ce rapport n’est pas sans rappeler la publication du classement Pisa, publié début décembre, où la France a encore perdu des places pour arriver en 29e position (parmi les pays de l’OCDE) en compréhension de l’écrit. Quelles sont les conséquences de cette diminution du temps passé à lire ? Le Figaro a interrogé Michel Desmurget, chercheur spécialisé en neurosciences et auteur de Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital (Seuil, 2023).
LE FIGARO. - Les études montrent que la pratique de la lecture est en baisse, notamment chez les jeunes adolescents. Comment l'expliquez-vous ?
Michel DESMURGET. - Il y a une tendance forte, depuis quarante ans, de baisse du temps consacré à la lecture selon des études sérieuses, notamment du ministère de la Culture en France. Il faut exclure les études qui sont présentées tous les ans au mois de janvier et qui disent que les jeunes n'ont jamais autant lu, parce qu'effectivement c'est facile de dire qu'ils lisent si l'on inclut les livres de cuisine et de coloriage. Les données du ministère de la Culture montrent qu'en France on avait, dans les années 1970, 35% de gros lecteurs parmi les jeunes générations. Ils lisaient une vingtaine de bouquins par an, soit vingt à trente minutes de lecture par jour. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 11%. C'est le cas dans tous les pays occidentaux : aux États-Unis, dans les années 1970, on comptait 60% de lycéens qui lisaient tous les jours un livre ou un magazine. On est tombé à 15%. Cette chute est notamment liée à l'utilisation des écrans. Plus le temps d'écrans a augmenté, plus le temps de lecture a diminué comme l'ont démontré, depuis 50 ans, nombre d'études académiques.
Curieusement, avec Internet et les réseaux sociaux, nous n'avons jamais autant lu dans l'histoire de l'humanité. N'est-ce pas un paradoxe ?
On entend souvent dire que les jeunes générations n'ont jamais autant lu depuis qu'Internet existe. Honnêtement, ce sont des balivernes. Des études ont également montré que le temps passé à lire sur Internet représente seulement 2 à 3% du temps d'écran, quel que soit l'âge. L'écran numéro un, c'est la télévision au sens large (vidéos, films, séries, etc.), l'écran numéro deux, ce sont les jeux vidéo et l'écran numéro trois, les réseaux sociaux. On ne peut pas dire qu'il y ait beaucoup de lecture dans les deux premiers exemples... En ce qui concerne les réseaux sociaux, le vocabulaire est globalement trop pauvre pour assurer un développement efficace du langage et de la lecture et pour avoir un effet positif sur le parcours scolaire. Des applications comme Tiktok ou Instagram sont en plus basées sur du visuel avec des photos et de la vidéo. Il en va de même pour les contenus, qui sont lus et publiés, les blogs, les SMS ou les courriels. Les énoncés sont alors typiquement trop pauvres pour assurer un développement bénéfique de la lecture et du langage. Au final, abstraction faite de livres numériques, le fait de lire sur Internet a un effet plutôt négatif sur le langage, les compétences en lecture et la réussite scolaire. Il faut arrêter avec cette idée selon laquelle les enfants n'auraient jamais autant lu parce qu'ils lisent sur Internet. La réalité est que les enfants lisent de moins en moins de livres. Les BD ne sont pas en reste.
Faut-il s'en inquiéter ?
Bien sûr ! Nos capacités à apprendre à lire dépendent du temps qu'on passe à lire et du volume de pratique. On sous-estime la complexité de cet apprentissage : il faut à peu près vingt ans pour faire un lecteur compétent. On peut le voir en mesurant la vitesse de lecture. Un adulte exercé lit à peu près 280 mots par minute. Cela tient compte de la vitesse de décodage et de compréhension. Quand on suit des élèves depuis le CP jusqu'au début de l'université, on s'aperçoit que ceux qui lisent le plus et le mieux, n'arrivent à ce niveau d'expertise qu'en terminale, soit en toute fin de scolarité. Autrement dit, il faut beaucoup de temps et de pratique pour assurer l'efficience des processus de décodage et de compréhension des énoncés. Ces deux aspects sont fondamentaux.
On croit souvent, à tort, qu'un enfant sait lire quand il sait décoder et «lire» un catalogue de Noël. C'est une erreur tragique car lire ce n'est pas seulement décoder, c'est comprendre. Or, le langage des livres, avec sa complexité lexicale, syntaxique, grammaticale et ses conjugaisons (passé simple ou antérieur, etc.), est beaucoup plus riche et difficile que le langage oral. À l'instar d'une deuxième langue, il faut du temps pour acquérir ce langage des livres. Cela ne surprend personne lorsqu'on fait remarquer qu'un enfant qui va à son cours de violon tous les mercredis ne deviendra pas un violoniste expert s'il s'exerce uniquement à ce moment-là. Pour la lecture, c'est pareil. Un enfant qui ne lit que ce qu'il est obligé de lire pour son parcours scolaire ne deviendra jamais un lecteur expert.
De quoi se prive-t-on en ne lisant pas ?
On se prive de notre humanité, de notre intelligence et d'une richesse sociale assez unique. Quand on s'intéresse à l'ensemble des activités qui peuvent avoir des effets positifs sur le développement de l'enfant, on trouve nombre d'exemples : le sport, l'art, les jeux de société ou la musique. Mais, parmi toutes ces activités, il y en a une dont les répercussions sont beaucoup plus profondes et plus larges que toutes les autres : la lecture. Elle agit sur l'ensemble des piliers d'humanité de nos enfants et est irremplaçable. Avec elle, le langage est beaucoup plus riche. Il y a plus de complexité langagière dans un imagier simple, d'école maternelle, comme l'histoire du loup, C'est moi le plus fort ou le chaperon rouge, que dans tous les supports oraux courants : discussion entre adultes, entre adultes et enfants, films, dessins animés, programmes télé, etc. La lecture améliore aussi la culture générale, la créativité, les capacités d'expression orales ou écrites, et ultimement le QI. Mais par-delà ces influences désormais bien documentées, elle a aussi des répercussions majeures sur nos intelligences émotionnelle et sociale parce qu'aucun autre média ne permet à ce point de pénétrer les pensées d'autrui.
Avec un livre on entre littéralement dans la tête des personnages, contrairement à un film où on les voit juste agir. On a ainsi accès toutes leurs émotions, leurs contradictions, leurs réflexions, leurs peurs et leurs incertitudes. On comprend beaucoup plus intimement et plus finement les raisons de leurs actions. Par ce biais, la lecture a un impact considérable sur ce qu'on appelle la théorie de l'esprit, c'est-à-dire la capacité à comprendre les autres, à anticiper leurs actions. Les chercheurs parlent de simulateur social. Ce n'est pas tout. Non seulement on comprend, mais on partage aussi les émotions des personnages : quand le héros a peur, ce sont les mêmes réseaux de la peur qui vont s'activer dans notre cerveau. C'est la base fondamentale de l'empathie. Et parce qu'on comprend mieux les autres, parce qu'on éprouve leurs ressentis, on a des interactions sociales plus fluides. Or, depuis une vingtaine d'années, on observe une baisse des mesures d'empathie chez les jeunes adultes conjointement à une augmentation des échelles de narcissisme. C'est inquiétant parce que l'empathie est au cœur de notre humanité. Ces évolutions devraient nous interpeller.
Sommes-nous moins doués de compréhension que les générations précédentes ?
Oui, il est évident que les enfants d'aujourd'hui lisent moins et donc moins bien que les gamins des générations précédentes. Même les gens les plus «progressistes» l'admettent. La chute est claire. Soit on considère que ce n'est pas grave et on se rassure en affirmant que nos enfants et adolescents savent «autre chose», soit on prend conscience du problème en comprenant que l'intelligence humaine est fondamentalement conceptuelle et verbale. L'abandon de la lecture impose un coût énorme à notre intelligence collective. En France, on a 75% d'enfants et ados dont les compétences ne dépassent pas la compréhension de textes simples et concrets, dont 50% ont un niveau dit «faible». C'est extravagant ! Il est temps d'agir en faisant, vraiment, de la lecture une grande cause nationale.